Face aux Kurdes, l’obsession sécuritaire d’Erdogan

par | 24 octobre 2019 | Actualités, Articles de presse, Opinions

L’occupation turque du nord de la Syrie ne causerait pas seulement le retour des djihadistes de Daech. Elle mènerait aussi la région dans une grande crise politique et humanitaire, estime Ihsan Kurt, spécialiste de la Turquie

 

Le 9 octobre, la Turquie a lancé sa troisième offensive militaire au nord de la Syrie, dit «Rojava» par les Kurdes. Des forces aériennes et terrestres visent cette fois-ci des régions tenues par les milices kurdes, arabes et assyro-chaldéennes qui forment les Forces démocratiques syriennes (FDS). Considérées comme «terroristes» par le régime de Recep Tayyip Erdogan mais alliées des Occidentaux, car elles ont mené la lutte contre les djihadistes du groupe Etat islamique (EI), de violents combats opposent les FDS aux troupes turques et leurs supplétifs syriens au nord-est du pays. Environ 200 000 personnes ont dû quitter leurs territoires, les autorités locales annoncent la mort de plus de 200 civils, sous le bombardement de l’armée turque.

Après les génocides arméniens et assyro-chaldéens de 1914-1915, par leurs revendications autonomistes, le problème kurde est devenu une épine dans le cœur de la «république turque, homogène et unitaire». Les Kurdes (24% de la population) sont considérés comme une population à assimiler, sinon à exterminer par la force. Depuis la création de la République turque en 1923, et jusqu’à présent, toutes leurs revendications sont qualifiées de «terrorisme», quel que soit leur caractère politique: indépendantiste, fédéraliste ou civique. Les gouvernements successifs à Ankara ont considéré toutes leurs demandes politiques comme un problème de sécurité nationale, également au Kurdistan iranien, irakien et syrien et y ont mené des opérations militaires. Ce négationnisme et cette obsession sécuritaire fragilisent aussi l’Etat turc sur les plans économique et politique.

Problème de confiance

Au début de 2003 lorsque les Etats-Unis et leurs alliés sont intervenus en Irak, la Turquie s’y est opposée. Contestant le projet de Washington, d’un futur Irak fédéral, Ankara n’a pas autorisé l’utilisation de la base militaire d’Incirlik au sud de la Turquie, stratégiquement importante, ni le déploiement des soldats américains sur ses territoires, ce qui a créé un problème de confiance entre les deux alliés stratégiques. Cela a par conséquent privé la Turquie de la table des négociations après la chute du régime de Saddam Hussein. Sur cela, Ankara joue la carte de saboteur d’un nouvel Irak fédéral dans lequel les Kurdes seraient autonomes. Sous prétexte de «la lutte contre le terrorisme», Ankara mène des opérations contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et des agissements paramilitaires contre les dirigeants kurdes irakiens. Les soldats américains ont arrêté plusieurs militaires turcs en Irak.

La Turquie a tiré les leçons de sa politique irakienne. En avril 2011, lorsque la guerre civile a éclaté en Syrie, elle n’a pas hésité à se précipiter sur le terrain dans une guerre de procuration notamment dans les régions au nord du pays. Ankara apporte son soutien militaire et politique aux groupes islamiques sunnites pro-Al-Qaida et Etat islamique, anti-Bachar el-Assad et ensuite des milices formées aujourd’hui par Ankara dans «l’armée nationale», qui mène l’opération pour mettre un terme à l’administration autonome, multiculturelle du Rojava.

Ambition néo-ottomane

L’opération turque au Rojava est considérée par les opposants turcs anti-guerre, mais aussi les pays arabes, comme une ambition néo-ottomane d’alliance entre Tayyip Erdogan (islamiste) et Devlet Bahçeli (nationaliste). La Ligue arabe a qualifié l’intervention turque comme une «occupation des territoires d’un pays arabe et une violation de sa souveraineté». L’enclave kurde d’Afrin occupée depuis février 2018en est un exemple. Depuis, la Turquie a modifié la démographie de cette enclave et y a installé des Arabes à la place des Kurdes et elle a créé une administration turque: enseignement, banque, poste, université, etc. Tout est en turc.

L’occupation turque du nord de la Syrie ne causerait pas seulement le retour des djihadistes de Daech, mais son projet de modification démographique et la déportation de la population kurde mèneraient la région dans une grande crise politique et humanitaire. Or, au lieu de viser une stratégie politique néocolonialiste en Syrie et en Irak, la Turquie devrait d’abord répondre aux revendications culturelles et politiques de ses propres Kurdes, plus de 20 millions, sans aucun droit reconnu. Plusieurs dirigeants kurdes élus légalement sont incarcérés suite à des procès kafkaïens. On compte plus de 10 000 prisonniers politiques en Turquie, accusés de «terrorisme» ou «de propagande terroriste».

Aujourd’hui, le monde civilisé a une responsabilité politique et morale pour protéger les Kurdes, leurs alliés contre Daech. Pour cela, il est d’importance de créer une «no fly zone» au nord de la Syrie, d’y apporter de l’aide humanitaire et d’y installer les Casques bleus onusiens afin de protéger la population civile.

Ihsan Kurt

Spécialiste de la Turquie et ancien journaliste d’origine kurde, président de l’AFKIV

Article paru dans le journal Le Temps,
24 octobre 2019