Le 9 octobre, la Turquie a lancé sa troisième offensive militaire au nord de la Syrie, dans la région du Rojava, majoritairement kurde. Après l’occupation de l’enclave d’Afrin, en février 2018, l’armée turque vise cette fois-ci des régions syriennes tenues par les milices kurdes, arabes et assyro-chaldéennes qui forment les Forces démocratiques syriennes (FDS). Considérées comme «terroristes» par le régime de Recep Tayyip Erdogan, mais alliées des Occidentaux car elles ont mené la lutte contre les djihadistes du groupe Etat islamique (EI), les FDS ont livré de violents combats contre les troupes turques et leurs supplétifs syriens dans le nord-est du pays. Plus de 300 000 personnes ont dû quitter leur habitation. Le coprésident du Comité de santé du Rojava, Ciwan Mustafa, a fait part de la mort de 217 civils depuis l’opération de l’armée turque du 9 octobre dernier.
Cette guerre par procuration confiée par l’Etat turc aux forces spéciales turques et à «l’Armée nationale syrienne» – ANS, créée par le régime d’Erdogan et composée par des djihadistes de la région et étrangers – conduit la Syrie dans un nouveau chaos, sur lequel compte l’homme fort d’Ankara pour rester au pouvoir.
Une Turquie nationaliste et négationniste
Après les génocides arménien et assyro-chaldéen de 1914 et 1915, toujours niés par l’Etat turc, les revendications autonomistes kurdes sont devenues le principal problème au cœur de la «République turque, homogène et unitaire». Les Kurdes, qui représentent plus de 20% de la population de Turquie, sont considérés comme un groupe à assimiler de force, sinon à exterminer purement et simplement. Depuis la création de la République turque en 1923, toutes leurs revendications sont qualifiées de «terroristes», quel qu’en soit le caractère politique: indépendantiste, fédéraliste ou autonomiste. Les gouvernements qui se sont succédé à Ankara ont considéré toutes les demandes politiques kurdes comme un problème de sécurité nationale, y compris au-delà des frontières – comme au Kurdistan iranien, irakien et syrien, où l’armée turque a mené des opérations militaires, le plus souvent en violation du droit international et de la souveraineté des pays voisins. Toute organisation kurde autonomiste ou indépendantiste revendiquant des droits politiques ou culturels est immédiatement considérée comme un danger pour la sécurité nationale et pour l’unité
territoriale de la Turquie.
«Le meilleur Kurde est un Kurde mort.» Cette expression d’une ironie noire est utilisée chez les Kurdes pour résumer la politique turque d’assimilation et d’extermination militaire en cas de révolte. Face aux exigences des Kurdes, la riposte de l’Etat turc est toujours répressive. Toutes les revendications pour faire valoir les droits culturels et identitaires kurdes sont assimilées par la Turquie à des «provocations d’ennemis extérieurs qui veulent déstabiliser la patrie». La répression de l’Etat turc va jusqu’à l’élimination physique d’opposants à l’étranger. L’implication des services de renseignements turcs dans l’assassinat de trois militantes kurdes, le 13 janvier 2013 à Paris, en est un exemple connu. Et le 12 octobre dernier, Havrin Khalaf, la cheffe du parti pro-kurde Avenir de la Syrie, était assassinée près de Qamichli, dans le nord de la Syrie, par des djihadistes pro-turcs. De plus, les autorités turques demandent souvent l’extradition de militants kurdes exilés. Ankara surcharge ainsi excessivement Interpol de demandes d’arrestations en Europe.
Les répressions d’Ankara sont également diplomatiques. En avril 2019, la représentation turque au Japon a exercé des pressions sur les autorités nippones parce que des cours de langue kurde étaient dispensés dans la section Etudes étrangères de l’Université de Tokyo. Tandis qu’en septembre 2017, lorsque le gouvernement régional du Kurdistan irakien a lancé le référendum d’indépendance, Erdogan menaçait de frapper Erbil, la capitale régionale. Il finalement imposé des sanctions économiques et interrompu les liaisons aériennes.
A ces différentes formes de répression on pourrait ajouter d’innombrables exemples. Dans les faits, le pouvoir turc refuse de tolérer la moindre organisation des populations kurdes, qu’elle soit politique, culturelle ou sociale. Les huit députés du HDP (Parti démocratique des peuples, pro-kurde) ainsi que 62 maires sont en prison, accusés de «propagande ou soutien au terrorisme». Aujourd’hui, plus de 10 000 prisonniers politiques d’origine kurde remplissent les prisons turques.
Ambitions colonialistes
Les racines de cette kurdophobie institutionnalisée en Turquie se trouvent dans le Misak-i Milli (le serment national) du 28 janvier 1920, proclamé lors du dernier mandat du Parlement ottoman, qui a tracé les frontières du nouvel Etat turc. Selon ce pacte, la Turquie devait inclure la Thrace, le «vilayet» de Mossoul (y compris Kirkouk), Alep et, au nord-est, la ville actuelle de Batoumi (en Géorgie), et abandonner les anciennes provinces arabes. Le Misak-i Milli affirme également l’indivisibilité de la nation turque. Ce pacte devint par la suite la base du Traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923, puis de la proclamation de la République, le 29 octobre 1923. La Turquie est alors présentée comme un Etat unitaire et une nation homogène. Mais ni les Ottomans, ni leurs successeurs kémalistes n’ont pu digérer la perte de ces territoires. Les gouvernements successifs, de gauche ou de droite, islamistes ou laïcs (nationalistes), ont toujours caressé l’ambition de récupérer un jour Kirkouk et Mossoul.
La République turque a été créée sur les ruines de l’Empire ottoman, mais aussi sur les cendres des génocides arménien et assyro-chaldéen de 1914-1915. Ces deux tragédies ont été suivies par les massacres kurdes de 1925 (suite à la révolte de Cheikh Saïd), puis par celui de Dersim en 1938, sans compter les tous les autres. Alors que la Turquie croyait en avoir fini avec les minorités non musulmanes, elle s’est retrouvée face aux revendications indépendantistes ou autonomistes kurdes. L’Etat turc se considère comme une «nation unique, langue unique, religion unique et drapeau unique», comme le répètent les manuels scolaires. Toute contestation contre ce principe unitaire, qu’il s’agisse de revendications démocratiques, pacifiques ou militaires, est immédiatement qualifiée de «terroriste».
Comme l’a fait avant lui l’ancien président turc Turgut Özal au début des années 1990, Recep Tayyip Erdogan utilise souvent la rhétorique populiste faisant de Kirkouk et Mossoul des parties de la Turquie. Il ravive ainsi les rêves islamo-nationalistes turcs de reprendre ces deux villes situées au cœur de la région pétrolifère irakienne. Un des objectifs de l’occupation turque du nord de la Syrie est le projet, si un jour la conjoncture le permet, d’avancer jusqu’à la ville irakienne de Mossoul et d’annexer l’actuel Kurdistan irakien.
Président d’un pays plongé dans une profonde crise économique et politique, Recep Erdogan mène depuis le début de la guerre civile en Syrie, avec Devlet Bahçeli, son alliée ultra-nationaliste du MHP (Parti du mouvement nationaliste), une stratégie du chaos afin de maintenir le pouvoir de l’AKP présidentiel et du MHP. L’invasion turque en Syrie, sous couvert de la lutte contre le terrorisme, n’est rien d’autre qu’une démonstration de l’ambition coloniale du pouvoir néo-ottoman actuellement à la tête de la Turquie. L’enclave kurde d’Afrin, occupée depuis février 2018, en est un autre exemple. Depuis cette date, l’armée turque a modifié la démographie de ce territoire, y a installé des Arabes à la place des Kurdes et y a créé une administration turque. Enseignement, banque, poste, université… tout a été «turquisé».
Début 2003, lorsque les Etats-Unis et leurs alliés ont envahi l’Irak, la Turquie s’y est opposée. Contestant le projet de Washington d’un futur Irak fédéral, Ankara n’a pas autorisé l’utilisation de la base militaire d’Incirlik, dans le sud de la Turquie, ni le déploiement des soldats américains sur son territoire. Cela a entamé la confiance entre les deux alliés, ce qui a eu pour conséquence de priver la Turquie d’une place à la table des négociations après la chute du régime de Saddam Hussein. Depuis ce moment, Ankara a constamment saboté les perspectives de la création d’un nouvel Irak fédéral dans lequel les Kurdes seraient autonomes. Sous prétexte de «lutte contre le terrorisme», l’armée turque mène des opérations contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), et des paramilitaires sont lancés contre les dirigeants kurdes irakiens.
Lorsque la guerre civile a éclaté en Syrie en avril 2011, la Turquie, tirant les leçons de sa politique irakienne, n’a pas hésité à s’engager et à mener une guerre par procuration, notamment dans les régions au nord du pays. Ankara a alors apporté un soutien militaire et politique aux groupes islamiques sunnites partisans d’Al Qaïda et de l’Etat islamique opposés à Bachar al-Assad. Aujourd’hui, ce sont des milices formées par Ankara dans «l’armée nationale» qui mènent les opérations pour mettre un terme à l’administration autonome et multiculturelle du Rojava.
Retour au chaos
L’invasion turque du nord de la Syrie n’aura pas pour seule conséquence le retour des djihadistes de Daech. Le déplacement de populations constitue une arme de destruction que l’Empire turco-ottoman a toujours utilisée dans son histoire. La République turque l’a ensuite utilisée contre les Grecs, les Bulgares, les Arméniens et dans la partie occupée de Chypre depuis 1974. Les projets de modification démographique par la déportation de la population kurde mèneront la région à une grande crise politique et humanitaire. L’élimination d’Al Bagdadi, le leader de l’Etat islamique, près d’Idlib, à 5 km de la frontière turque, n’a pas fait disparaître miraculeusement le danger du terrorisme djihadiste. Le contrôle par les forces russo-turques d’une zone longue de 120 km et large de 30 km à l’intérieur du territoire syrien a fait entrer la région dans une nouvelle phase de déstabilisation. Or au lieu de viser une stratégie politique néo-coloniale en Syrie et en Irak, la Turquie devrait répondre tout d’abord aux revendications culturelles et politiques de ses propres ressortissants kurdes.
Répartie sur les territoires de la Turquie, de l’Irak et de la Syrie, selon l’accord des grandes puissances occidentales après la Première Guerre mondiale, et ayant subi, encore au XXIe siècle, des massacres perpétrés par ces quatre Etats-nations répressifs, la population kurde estime que le monde civilisé a des devoirs envers elle. Plusieurs pays, notamment les Etats-Unis, la France, l’Angleterre et l’Allemagne, se sont engagés comme des alliés des Kurdes dans la lutte contre l’organisation EI. Les discours de ces Etats condamnant la Turquie ne suffisent plus pour protéger les Kurdes contre l’Etat turc. C’est pourquoi les démocraties occidentales ont une responsabilité politique et morale pour des solutions fédératives à la question nationale kurde, dans un contexte de bouleversement moyen-oriental.
Ihsan Kurt
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