Nouvel Empire ottoman

Les résultats des élections présidentielles du 24 juin, apportant les pleins pouvoirs à Recep Tayyip Erdogan, «laissent augurer le début d’un système turco-islamiste, autrement dit néo-ottoman», selon Ihsan Kurt.

 

Plus de 60 millions d’électeurs turcs, dont 3 millions résidant à l’étranger, ont voté sur l’avenir d’un pays plongé dans l’incertitude politique et les crises économiques. En attendant un changement démocratique, le statu quo en faveur du régime d’Erdogan est sorti des urnes de ce pays de plus 80 millions d’habitants. Même si le Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, a obtenu 67 sièges sur 600 (11,5%) au parlement, l’espoir pour une solution démocratique et pacifique au problème kurde reste fragile.

Confirmant son pouvoir de «sultan», comme aiment dire ses opposants, bien concentré par une élite politico-économique constituée de nouveaux riches, Erdogan ouvre le début d’une ère d’un pouvoir néo-ottoman. Inspirée par une idéologie turquiste et islamiste, avec le soutien du Mouvement d’action nationaliste (MHP, extrême droite), qui a obtenu 11%, l’alliance d’AKP-MHP a emporté 53% des voix aux législatives. Quant à Erdogan, il a décroché 53,5% des voix pour devenir un président tout-puissant. Au parlement, cette alliance devrait bénéficier prochainement de l’appui du Bon Parti (Iyi Parti) de Méral Aksener, qui a réalisé un score de 10,2% et qui pourrait notamment soutenir Erdogan dans ses politiques de «sécurité nationale» – autrement dit la «guerre spéciale contre les Kurdes».

A rappeler que depuis 2002, la Turquie est dirigée par l’AKP (Parti de la justice et du développement) et son leader islamo-nationaliste, Tayyip Erdogan. Ce parti se présentait au début des années 2000 comme «musulman-démocrate», tout en se comparant aux chrétiens démocrates européens et en se donnant comme mission la démocratisation de la Turquie: démilitarisations du pays, forte croissance économique, solution démocratique de la «question kurde», négociations avec l’Union européenne, «zéro problème avec les voisins» au Moyen-Orient, etc.

Or, le bilan de ce règne de seize ans fait ressortir aujourd’hui une forte dérive autoritaire. Les avancées sur le front de la démocratisation ont progressivement laissé la place à l’autoritarisme, à la corruption de haut niveau et à une politique de réislamisation de la société. L’armée turque – «gardienne de la laïcité», tout autant que nationaliste – a perdu son rôle de tutelle du régime et a cédé sa place à une armée choyée, dotée aujourd’hui d’un budget plus élevé qu’il y a cinq ans.

Malgré environ 50 000 morts ces trente dernières années et plus de 4 millions de personnes déplacées, le gouvernement d’Erdogan n’a pas reconnu la réalité kurde ni montré une volonté politique de résoudre cette question. Par contre, des mesures répressives se sont étendues à l’ensemble des revendications démocratiques. Les villes kurdes comme Sur, Cizre ou Nusaybin ont subi de fortes interventions militaires; des centaines de civils et de combattants kurdes ont été tués entre novembre 2015 et mars 2016. Ces opérations militaires ont été suivies par l’arrestation de 12 députés HDP et plus de 70 villes kurdes ont été mises sous tutelle administrative après l’arrestation de leurs élus locaux. Le régime d’Erdogan soutient des djihadistes en Syrie et a occupé Afrin. L’armée turque mène actuellement des opérations militaires au Kurdistan irakien et au Rojava (Syrie) contre les Kurdes.

Les résultats de dimanche soir confèrent aujourd’hui à Erdogan tous les pouvoirs. Il peut nommer et révoquer ses ministres, nommer deux vice-présidents, gouverner par décrets et dissoudre le parlement qui n’a plus aucune emprise sur le président.

Désormais, le chef d’Etat turc devient seul chef de l’exécutif. Dans un régime d’hyper-présidence, les Kurdes et la communauté internationale attendent impatiemment les politiques de l’homme fort d’Ankara vis-à-vis de la question kurde qui gangrène tout le pays ainsi que la libération des dizaines de milliers d’opposants, d’intellectuels, de journalistes…

Après l’échec du référendum d’indépendance en septembre dernier au Kurdistan irakien, la destruction des villes kurdes par les forces turques, l’arrestation de leurs élus, l’occupation d’Afrin, de nouvelles politiques répressives d’Ankara risqueraient de pousser cette grande nation sans Etat (environ 40 millions de personnes) vers une lutte armée brutale où, comme le dit l’expression kurde, «nos seuls amis fidèles sont nos montagnes». Ce qui fragiliserait encore plus la Turquie et menacerait la paix au Moyen-Orient. La paix est dans le camp du «sultan tout-puissant». Il peut décider pour le meilleur ou le pire.

 

* Président de l’Association pour le fonds kurde Ismet Chérif Vanly-AFKICV, Prilly, VD.

Article paru dans le journal Le Courrier,
le 26 juin 2018

De l’islam modéré à l’islam nationaliste

La «pakistanisation» de la Turquie remet en cause les relations du pays avec ses alliés européens et les pays voisins, relève Ihsan Kurt.

 

Plusieurs organisations salafistes comme Daech, Al Nosra, Ahrar Al Cham, toutes émanant du giron d’Al Qaida, mènent leurs activités politiques aujourd’hui en Turquie. Les villes de Gaziantep, Adiyaman, Hatay, villes-frontières avec la Syrie, sont les bases arrière de ces organisations. D’autres grandes villes comme Konya, bastion de l’islam sunnite turc, Istanbul, Mersin, très loin des frontières, sont des lieux où les organisations fondamentalistes recrutent et récoltent des soutiens financiers et logistiques.

Sous forme d’associations, d’écoles coraniques, d’œuvres d’entraide, de maisons d’édition, etc., ces dernières soutiennent la «guerre sainte» en Syrie et en Irak. Selon un sondage réalisé en juillet dernier par une entreprise spécialisée (Gezici Arastirma Sirketi) et paru dans les médias turcs, 19,7% des citoyens turcs soutiennent Daech et 23,2% ont de la sympathie pour l’organisation djihadiste, car «elle lutte pour la charia et un Etat islamique» et «contre les Kurdes». En août 2015, le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu définissait les guerriers djihadistes comme de «jeunes sunnites-musulmans en colère». Paroles considérées par les milieux intellectuels comme une banalisation des crimes commis par les organisations djihadistes.

Cette situation est semblable à celle du Pakistan, depuis lequel des organisations comme Al-Qaida, Daech et d’autres groupes de talibans mènent leurs «guerres saintes» en Afghanistan. Cette «pakistanisation» de la Turquie remet en cause les relations avec ses alliés européens ainsi qu’avec les pays voisins. Il n’y a pas si longtemps, la Turquie semblait avoir trouvé la formule d’une certaine réussite en matière de politique étrangère, formule résumée de manière simple et concise par «zéro problème avec les voisins».

Cette formule était vantée partout, sur le plan national et international, par l’ex-Premier ministre Ahmet Davutoglu, aujourd’hui mis hors jeu par Recep Erdogan. Ankara avait renoué des liens avec le Moyen-Orient, après un demi-siècle d’isolement. Les échanges économiques et commerciaux avec les pays arabes ou l’Iran s’étaient multipliés, les restrictions de visa avec ses voisins avaient été levées et la Turquie avait même endossé le rôle de médiateur dans le conflit le plus difficile de la région, en négociant la reprise de pourparlers entre Israël et la Palestine ou encore entre Fatah et Hamas.

Or, à peine quelques années plus tard, après la guerre civile en Syrie et ses conséquences, cette recette philosophique qui semblait pourtant si fiable perd toute crédibilité. Le président de la république Recep Tayyip Erdogan a désormais coupé les ponts avec l’Egypte, la Syrie et l’Irak, et s’est aussi lancé dans une guerre verbale avec Israël, qu’il accuse d’avoir collaboré au «putsch avorté».

Les tensions diplomatiques s’étendent aux Etats-Unis, accusés aujourd’hui de soutenir la tentative de putsch. Erdogan menace aussi ses alliés européens de couper les négociations avec l’Union européenne (UE), d’entrer dans l’Espace de Shanghai, de se rapprocher de la Chine et de conclure des accords militaires avec la Russie. Le 25 novembre dernier, à la suite du vote du Parlement européen à Strasbourg, l’UE a demandé le gel des négociations d’adhésion de la Turquie. Cela fut loin de plaire à Erdogan. L’homme fort d’Ankara a menacé, en retour, d’ouvrir les frontières de son pays pour laisser passer les migrants. «Ecoutez-moi bien. Si vous allez plus loin, ces frontières s’ouvriront, mettez-vous bien ça dans la tête!» a-t-il lancé lors d’une manifestation à Istanbul.

Soutenu par les Etats-Unis et l’Europe dans la conjoncture «post 11 septembre 2001 et Guerre en Irak», le projet d’un «islam modéré» a aujourd’hui échoué. Ce projet a cédé la place à une réislamisation de la Turquie laïque. Erdogan mène une politique qu’on pourrait qualifier de «métaphore du vélo»: pour ne pas tomber, il doit pédaler… et même pédaler plus fort! C’est la stratégie chaotique que ce dernier mène depuis les cinq dernières années. Cette politique a amené de manière prévisible le pays à un isolement qui semble relever du masochisme de son leader.

Aujourd’hui, le pays vit dans l’état d’esprit qui était celui des années 1990: les tensions avec les pays arabes et européens, les théories du complot, tout cela était un véritable poison, et les Turcs – persuadés de vivre dans un pays assiégé – se répétaient à l’envi que «le Turc n’a aucun ami sinon le Turc». A cet état d’esprit dominant actuellement à nouveau en Turquie, on peut ajouter encore le fort sentiment d’appartenance à un islam rigoriste de type «turco-islamiste», une pensée néo-ottomane qui règne dans tout le pays. On peut dire qu’Erdogan a fait sortir son pays du règne du «zéro problème» pour le faire entrer dans le monde du «zéro ami»!

 

* Président d’AFKICV, Association pour le fonds kurde Smet Chérif Vanoy, Prilly (VD).

Article paru dans le journal Le Courrier,
le 21 décembre 2016

Tayyip Erdogan, pédale pour ne pas tomber!

L’invité: Ihsan Kurt nous parle de la Turquie, où il perçoit un phénomène dit de «pakistanisation».

Plusieurs organisations salafistes comme Daech, Al Nousra, Ahrar Al Cham, mènent leurs activités politiques aujourd’hui en Turquie. Les villes de Gaziantep, Adiyaman, Hatay, frontalières avec la Syrie sont les bases arrière de ces organisations terroristes. D’autres grandes villes comme Konya, bastion de l’islam politique, Istanbul, Mersin, très loin des frontières, sont des lieux où ces organisations recrutent des combattants, récoltent des soutiens financiers et logistiques.

Sous formes d’associations, maisons d’éditions, œuvres d’entraides, ces organisations propagent la «guerre sainte» en Syrie et en Irak. Selon un sondage paru en Turquie (Gezici Arastirma Sirketi, le 15 juillet 2016) 19,7% de la population soutient Daech car elle «se bat pour la charia». Cette situation est comparable à celle qui prévaut au Pakistan d’où des organisations comme Al-Qaida mènent la guerre en Afghanistan. Cette pakistanisation du pays met en question les relations avec les alliés européens ainsi que des pays voisins. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, le gouvernement islamo-nationaliste semblait avoir trouvé la formule de la réussite en matière de politique étrangère simple et concise; «zéro problème avec les voisins», était vanté sur le plan national et international par l’ex-premier ministre Ahmet Davutoglu.

 

Le pays vit dans l’état d’esprit qui était celui des années 1990

Or depuis la guerre civile en Syrie, cette recette philosophique qui semblait pourtant fiable perd toute sa crédibilité. Le chef d’Etat Tayyip Erdogan a désormais coupé les ponts avec l’Egypte, la Syrie, l’Irak. Les tensions diplomatiques vont jusqu’aux Etats-Unis, accusés aujourd’hui de soutenir la tentative de putsch. Erdogan, menace aussi ses alliés européens de leur envoyer des centaines de milliers de migrants et de rompre avec l’UE pour faire partie de la zone de libre-échange de Shanghai.

Le projet d’instauration d’un «Islam modéré» dans la région, attribué à la Turquie et soutenu par l’occident au milieu des années 2000 a échoué. La «Turquie laïque» va plutôt vers une réislamisation. C’est la stratégie de chaos d’Erdogan qui y règne. Vivant sous la peur d’être juger à l’interne pour la corruption et à l’étranger pour massacre et crimes de guerre, ce dernier mène une politique à l’image du vélo: pédaler pour ne pas tomber!

Aujourd’hui, le pays vit dans l’état d’esprit qui était celui des années 1990: les tensions avec les pays arabes et européens, les théories du complot empoisonnaient la vie et les Turcs – persuadés de vivre dans un pays assiégé – se répétaient à l’envi que «le Turc n’a aucun ami sinon le Turc». Dans l’état actuel, le pays ressent un fort sentiment d’appartenance avec l’idéologie radical et nationaliste dite «turco-islamiste». Bref, Erdogan a visiblement sorti la Turquie du «zéro problème» avec les voisins pour la faire entrer dans le monde «zéro ami».

Article paru dans le journal 24 heures,
le 9 décembre 2016