«Aujourd’hui, l’heure des Kurdes a sonné»

«Aujourd’hui, l’heure des Kurdes a sonné»

Moyen-Orient – De passage à Lausanne, le sociologue turc Ismail Besikçi estime que la cause kurde a tout à gagner de la guerre contre Daech.

«A bientôt 77 ans, Ismail Besikçi n’a rien perdu de sa passion pour la question kurde. Pas banal, si l’on pense que ce sociologue turc a passé plus de 17 ans de sa vie dans les geôles turques pour ses écrits… sur les Kurdes. De passage à Lausanne, il fait le point sur la situation de ce peuple sans État pris dans la tourmente de la guerre au Moyen-Orient.» (24 Heures)

Interview sur le site du journal 24 heures.

Article paru dans le journal 24 heures,
le 12 février 2016

Article paru dans la Tribune de Genève,
le 12 février 2016

La diaspora a fait basculer les élections turques

L’invité: Ishan Kurt revient sur les récentes élections turques et nous explique comment a voté la diaspora kurde.

Signe tangible de sa présence en Suisse, la place de la Riponne à Lausanne accueille souvent les manifestations de la communauté kurde. Comme le 8 juin dernier, lorsque des centaines de personnes chantaient, dansaient devant le Palais de Rumine où le Traité de Lausanne a été signé en 1923.

Autre mobilisation, depuis janvier dernier, les associations de la diaspora turque ont agi afin de convaincre leurs concitoyens d’aller voter aux consulats de Genève, Berne et Zurich. Certaines associations ont organisé, financé le trajet, et ont accompagné leurs membres jusqu’aux urnes où la votation se déroulait de façon strictement confidentielle.

Après l’élection présidentielle de juin 2014, c’est la première fois qu’ils vont aux urnes pour des législatives. En Suisse, sur une population de plus de 120 000 personnes (dont plus de 6000 dans le canton de Vaud) 91 000 ont le droit de vote. L’AKP (islamo-conservateur), le CHP (Parti Républicain populaire, centre gauche), le MHP (Mouvement nationaliste, extrême droite) et le HDP (Parti démocratique des peuples, prokurde, qui regroupe les minorités et l’extrême gauche), sont les principaux partis à s’être partagé les voix de la diaspora. Sur 56,6 millions d’électeurs turcs, 3 millions vivent en Europe. Ils ont surtout voté en faveur d’AKP et de HDP. En Suisse le parti prokurde a obtenu 49% des voix et l’AKP 24%. Le succès du premier parti est lié aux caractéristiques sociopolitiques de la diaspora: majoritairement kurde, laïque et de gauche.

Le président de la République n’a pas respecté le principe de neutralité

On peut dire que le parti prokurde est le grand vainqueur de ces élections. Il a franchi le quorum de 10% imposé par une loi antidémocratique et il a augmenté le nombre de ses sièges de 36 à 80, dont 32 sont allés à des femmes.

Le grand perdant est l’AKP. Le parti islamo-conservateur a perdu 6% et ne peut pas aujourd’hui former seul un gouvernement. Il devra compter sur le MHP ou le CHP pour une coalition. R. Tayyip Erdogan, le président de la République n’a pas respecté le principe de neutralité. Il a mené une campagne électorale islamo-populiste en faisant jurer les foules sur le Coran en faveur d’AKP. Cette rhétorique islamo-populiste, souvent nerveuse, a finalement été balayée par la population kurdo-alévite et les syndicats qui sont devenus les clés de la législature, emmenés par les discours socialistes, égalitaires, écologistes de Selahattin Demirtas, le charismatique coprésident du HDP.

Cette victoire du HDP est une chance pour le processus de paix avec les Kurdes et pour la démocratisation du pays. Ayant 80 députés au parlement, les Kurdes et l’extrême gauche se sont orientés plutôt vers une lutte démocratique, plutôt que la violence politique. Si Ankara a la volonté de résoudre le problème kurde, il a désormais un interlocuteur légal et légitime.

Article paru dans le journal 24 heures,
le 16 juin 2016

Les Kurdes craignent un «2e Lausanne»

Nonante ans après le Traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, la question kurde est sans solution et fait l’actualité. En Suisse, vivent environ 80000 Kurdes, réfugiés pour la majorité.

 

On dirait que le tabou kurde se brise en Turquie. Ce printemps, nous avons découvert que les services secrets turcs rencontraient régulièrement le chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), Abdullah Öcalan, emprisonné depuis quatorze ans sur l’île d’Imrali (en mer de Marmara). Ces rencontres sont devenues publiques et, le 21 mars dernier, jour du Nouvel An kurde, le message du leader kurde a été adressé à la foule à Diyarbakir: la fin de la lutte armée. Un espoir pour la paix et la démocratie pour certains, un «deuxième Lausanne» pour d’autres, qui se méfient d’Ankara. C’est que le Traité de Lausanne de 1923 a influencé profondément le destin des Kurdes.

L’histoire nous parle de vingt-neuf révoltes populaires kurdes depuis le 24 juillet 1923, date de la signature du Traité de Lausanne (lire ci-contre). Le récit national présente la guérilla du PKK, lancée en 1984, comme la 29e révolte contre Ankara. Depuis avril 1993, le mouvement kurde a recouru huit fois à un cessez-le-feu unilatéral. Après l’arrestation d’Öcalan, la question a pris une autre orientation: les négociations avec le gouvernement, l’abandon de l’idéologie marxiste-léniniste et la revendication des droits culturels, au lieu de l’indépendance. Le gouvernement turc est satisfait du retrait des insurgés de son territoire mais il n’a pas une politique convaincante. Certes, la question kurde est aujourd’hui discutée quasi ouvertement en Turquie dans toute sa complexité politique et idéologique. Néanmoins, le gouvernement islamo-conservateur a arrêté plus de 10 000 personnes depuis 2009, parmi lesquelles se trouvent des députés, des
intellectuels, et des militants pacifistes.

La dimension internationale du problème kurde est aussi complexe. La Turquie concentre la moitié des Kurdes divisés entre quatre Etats de la région (Iran, Irak, Syrie, Turquie). La crainte du sécessionnisme kurde est l’un des aspects du «syndrome de Sèvres» persistant dans certains cercles nationalistes du pouvoir turc. Les Kurdes d’Irak disposent depuis 2003 d’une large autonomie et ceux de la Syrie y aspirent également. Les «printemps arabes» qui bouleversent les régimes totalitaires et répressifs de la région obligent aussi la Turquie de résoudre son problème kurde. Et la présence de la diaspora kurde en Europe a toujours compliqué les relations d’Ankara avec les capitales européennes. Plus de 1 million de Kurdes vivent en Europe, les deux tiers en Allemagne et environ 80 000 en Suisse. Ces émigrés kurdes sont très politisés et militent activement depuis le milieu des années 1980 pour la reconnaissance de leurs droits en Turquie. Le mouvement national kurde trouve un fort appui politique et économique auprès de ces communautés, qui dénoncent les politiques répressives d’Ankara auprès des opinions européennes.

Même si, d’une part, la conjoncture régionale et, d’autre part, l’Union européenne poussent Ankara à dédramatiser la question kurde, le gouvernement de Tayyip Erdogan n’a pas de projet concret. De plus, le Premier ministre, qui est connu pour sa rhétorique populiste à l’attention des Turcs et provocatrice à l’égard des Kurdes, proférait en août 2008 à Diyarbakir que la Turquie connaît «une seule nation, un seul drapeau, une seule langue et un seul Etat» et que «ceux qui ne sont pas d’accord avec ce principe peuvent quitter le pays». Ce qui a entraîné des émeutes dans cette ville. Le lancement d’une chaîne nationale de télévision en langue kurde, TRT6, en janvier 2009, a été perçu comme anecdotique par les Kurdes. Suite aux pressions d’Ankara, Copenhague vient d’interdire les émissions de trois chaînes kurdes diffusant depuis le Danemark.

Depuis la fondation de la république kémaliste, les Kurdes, considérés comme un danger pour l’unité et l’identité nationale turque, ont été pris dans un processus d’assimilation centralisateur. Ce qui les a poussés à devoir choisir entre marginalisation et révoltes. Composant plus de 20% (sur 75 millions d’habitants) de la population de Turquie, ils ne sont pas reconnus dans leurs spécificités par le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923. Dans le récit nationaliste turc sur ce traité, le mouvement nationaliste, issu de l’Empire ottoman vaincu durant la Première Guerre mondiale, se présente brillamment sous le commandement du héros Mustafa Kemal. Il a défié les impérialistes dans une «guerre de libération» de 1919 à 1922. Il a également remporté la victoire contre les «traîtres grecs, arméniens et kurdes». Il pose ainsi les fondements de l’homogénéité nationale.

Comme l’écrit l’historien suisse Hans Lukas Kieser, «le Traité de Lausanne est un jour de gloire ou de deuil, de triomphe ou d’humiliation. C’est pourquoi ses retombées se font toujours sentir dans les rues de Lausanne». Chaque année, des milliers de Kurdes provenant de toute la Suisse crient leur slogan dans les rues de cette ville: «Nous ne reconnaissons pas le Traité de Lausanne».

Le gouvernement turc devrait agir clairement dans deux directions pour convaincre les Kurdes de sa bonne foi. Sur un axe politico-économique, il faut traiter de façon adéquate le retour des réfugiés et la restitution de leurs biens matériels, la libération de plus des 10 000 prisonniers politiques arrêtés depuis 2009 et l’abolition d’un système électoral qui empêche les Kurdes d’être représentés démocratiquement au parlement turc. Le deuxième axe est constitutionnel, pour envisager une nouvelle définition de la citoyenneté, multiethnique et multiconfessionnelle.

Après nonante ans, Lausanne n’est donc pas un traité à réviser, mais à surmonter: par l’émancipation véritable d’un ethnonationalisme antihumaniste, entretenu par un Etat qui a persisté à se voir menacé de démembrement par ses propres citoyens. Dans le contexte international et la conjoncture régionale d’aujourd’hui, le Traité de Lausanne est devenu un habit étroit et démodé, qui ne sied plus à la Turquie.

Ihsan Kurt*
 

* Président de l’Association pour le fonds kurde Ismet Chérif Vanly (AFKICV). L’association a organisé une conférence débat le 22 juin dernier à Lausanne avec des intervenants académiques et politiciens suisses et kurdes.

Comme chaque année, la communauté kurde de Suisse manifestera contre le Traité de Lausanne, ce samedi 27 juillet à 14 h, place de la Riponne, à Lausanne. Cette action est organisée par la FEKAR (Fédération des associations culturelles du Kurdistan), qui compte 13 associations en Suisse.

Article paru dans le journal Le Courrier,
le 24 juillet 2013

« 90e anniversaire du Traité de Lausanne (1923)
dans une perspective de changements en Turquie et au Moyen-Orient »

L’AFKIV a organisé une conférence le 22 juin 2013 à l’occasion du 90e anniversaire du Traité de Lausanne, dans la salle du Conseil communal de Lausanne.

Y ont notamment participé:

« 90e anniversaire du Traité de Lausanne (1923) dans une perspective de changements en Turquie et au Moyen-Orient »

L’AFKIV a organisé une conférence le 22 juin 2013 à l’occasion du 90e anniversaire du Traité de Lausanne, dans la salle du Conseil communal de Lausanne.

Y ont notamment participé:

Les Kurdes demandent les bons offices de la Suisse

Des élus et la diaspora kurde croient que l’heure de la paix est venue et appellent le Conseil fédéral à s’engager.

 

Le débat sur la paix en Turquie n’a jamais été aussi opportun. Après des rencontres infructueuses entre les services secrets turcs et les dirigeants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) à Oslo, durant ces deux dernières années, les discussions ont repris entre Abdullah Öcalan, le chef du PKK, emprisonné depuis 1999, et les députés kurdes. Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et la présidence du BDP (Parti pour la paix et la démocratie) ont exprimé leur claire volonté d’ouvrir le dialogue.

L’option portée par ces représentants de la classe politique consiste à octroyer aux Kurdes «des droits culturels» et «de la citoyenneté constitutionnelle». Pour sa part, le PKK se prépare à son huitième cessez-le-feu unilatéral depuis 1993. Selon les médias turcs et kurdes, le 21 mars, l’organisation déclarera un cessez-le-feu. En prélude, elle vient de libérer des militaires retenus prisonniers. Ce débat a eu de nombreux échos dans l’UE, et aussi dans la diaspora kurde en Suisse.
En raison de la volonté kurde d’aller vers l’autonomie, et cela malgré les vains efforts d’Ankara pour réprimer cet élan, le véritable problème reste la confiance très faible des Kurdes envers les autorités turques. Autre obstacle: le leader charismatique des Kurdes, Abdullah Öcalan, ne pourrait pas mener ces négociations depuis sa prison d’Imrali, en mer de Marmara. Les milieux kurdes pensent qu’il y a un trop fort risque qu’il soit manipulé et instrumentalisé par les services secrets turcs.

Deux difficultés importantes, ont souligné Essa Mossa, ancien avocat de Nelson Mandela, et Colen Murphy, député irlandais, lors d’une conférence sur «le rôle des Etats neutres dans les négociations et la résolution pacifique de la question kurde», organisée le 23 février dernier à Berne1. Les orateurs, dont des parlementaires suisses et kurdes, ont pris comme point de comparaison la situation du régime d’apartheid d’Afrique du Sud et le processus de désarmement de l’IRA en Irlande du Nord.

La rencontre a permis de mettre en exergue l’importance d’une médiation internationale. Les associations kurdes de Suisse et certains conseillers nationaux ont exprimé leur souhait de voir la Suisse en charge des bons offices pour «la paix en Turquie». Les intervenants ont assuré que «les conditions étaient réunies pour une prise de position du Conseil fédéral».

Tant la députée du BDP Aysel Tugluk que Zubeyir Aydar, membre du Congrès national du Kurdistan (KNK), exilé en Suisse, ont demandé expressément le soutien de Berne et exprimé leur disposition à collaborer avec les autorités helvétiques pour résoudre le conflit en Turquie.

Les hôtes, en l’occurrence les conseillers nationaux Carlo Sommaruga (PS/GE), instigateur de la conférence, Yvonne Gilli (Vert/SG) et Beat Jeans (PS/BS), ont estimé que la Suisse pourrait jouer un rôle prépondérant dans un tel processus de paix. Les parlementaires ont souligné l’importance de la neutralité Suisse, son histoire non coloniale et son expérience dans la résolution des conflits au Moyen-Orient et en Amérique latine. Beat Jeans a appelé le Conseil fédéral à saluer le dialogue entre le PKK et les autorités turques. La Suisse garantit déjà par ailleurs les négociations entre Ankara et Erevan pour la normalisation des relations diplomatiques avec l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le cadre du conflit du Haut Karabakh.

La migration turque vers la Suisse date des années 1960 déjà. Economique jusqu’au coup d’Etat militaire de 1980, elle est devenue politique avec l’arrivée des syndicalistes et de militants de gauche. Avec quelque 120 000 personnes, dont 80 000 d’origine kurde, la diaspora de Suisse serait la sixième communauté turque à l’étranger.

La Suisse est également bien connue des Kurdes en raison du Traité de Lausanne de 1923, qui signe la naissance et la reconnaissance internationale de la République turque. Chaque année, le 24 juillet, les associations kurdes organisent des protestations dans la capitale vaudoise. En novembre 2008, Pascal Couchepin, alors président de la Confédération, a offert à la Turquie la table sur laquelle fut signé le Traité de Lausanne, ce qui avait outragé les diasporas kurde et arménienne de Suisse. Tout cela rendrait une potentielle intervention suisse très forte symboliquement.

Ihsan Kurt*

* Président de l’AFKICV – Association pour le Fonds Kurde Ismet Chérif Vanly (Prilly-VD)

 

Article paru dans le journal Le Courrier,
le 21 décembre 2016